Université Notre-Dame du Kasayi 
In memoriam Professeur Evariste LUFUTA Mujangi

Le questionnement théologique majeur du Professeur
Evariste LUFUTA Mujangi
Par Prof. André KABASELE Mukenge
Le Professeur Mgr Evariste Lufuta Mujangi à qui nous rendons un hommage académique en ce jour de son inhumation, a été, sur le plan scientifique, un théologien. Par rapport à cette discipline, il sied de distinguer, dans son parcours, trois phases : 1° il a étudié la théologie – à Rome d’abord, à Kinshasa ensuite, à Leuven enfin - ; 2° il a enseigné la théologie – tant sur le plan académique que sur le plan pastoral, - 3° il a mené des recherches théologiques, essentiellement dans ses travaux en vue d’obtenir un grade.
Il a ainsi conjugué les 3 P : la théologie professionnelle, la théologie pastorale et la théologie populaire.
En ce moment où nous voulons lui dire au revoir en tant que professeur d’Université, il est opportun de met

tre en exergue le questionnement théologique majeur qui a soutenu sa vie de théologien, d’en dessiner les arêtes, d’en décrypter les intuitions fondamentales et d’en dégager le message essentiel.
En 1976, jeune prêtre achevant sa licence à la Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa, Evariste Lufuta s’est intéressé au mouvement latino-américain de théologie de la libération. Il faut reconnaître qu’à cette période, la théologie de la libération sonnait comme un grand souffle de renouveau, venu non pas du centre – l’Occident -, mais de la périphérie – le Tiers-monde, pour répondre à des défis spécifiques et donner au discours théologique plus d’incidence, plus d’impact sur la réalité et la vie concrète.
En effet, la théologie de la libération qu’étudiera avec application Evariste Lufuta dans son mémoire de Licence en théologie, option dogmatique, sous la direction du célèbre Professeur Alfred Vanneste, est née de la confrontation des idées conciliaires avec la réalité socio-politique de l’Amérique latine. L’étude d’Evariste Lufuta, en 225 pages, présente ce courant – nouveau à l’époque - et en propose une appréciation critique.
De quoi s’agit-il ? Au lendemain du Concile Vatican II, précisément en 1968, le CELAM – la Conférence des Evêques d’Amérique Latine – convoqua une grande Assemblée à Medellin, en Colombie, pour appliquer les acquis et les orientations majeures du Concile à la réalité de leur continent. Nous sommes pendant la période de grandes dictatures militaires en Amérique latine, un continent pourtant presque totalement catholique à l’époque. Comment expliquer cette réalité faite de violences, d’injustices, d’oppression, de déni des droits dans un continent massivement chrétien, voire catholique ? Les Evêques y décelèrent un signe de contradiction : il est, en effet, contradictoire que des chrétiens aussi nombreux soient incapables de bâtir des nations où règnent la justice et la paix, et où chaque personne est reconnue dans sa dignité d’être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.
La théologie de la libération née dans ce contexte s’emploiera alors à l‘analyse rigoureuse de la situation en recourant aux sciences humaines. Cela aboutit à renverser les perspectives méthodologiques de la théologie classique qui était avant tout déductive et spéculative. Désormais, au lieu de partir des principes qu’on appliquerait ne varietur à la réalité, on part plutôt de la réalité qu’on essaie d’analyser de façon systématique, avec des outils adéquats, pour saisir les causes et les mécanismes sous-jacents à la situation sociale, avant de l’éclairer de la lumière du message évangélique. Cet attrait pour la théologie de la libération, en ses thèmes – l’option préférentielle pour les pauvres, la force historique des pauvres – et en sa méthodologie que nous venons d’esquisser brièvement, va marquer durablement le parcours théologique d’Evariste Lufuta. Je le vois notamment dans ce choix décisif : après un temps passé à enseigner la théologie au Grand Séminaire de Malole à toute une génération de futurs prêtres, il demandera de faire une expérience de terrain, en milieu rural, précisément à Kabuluanda, au front, loin des livres et des bibliothèques, pour se confronter à la réalité, - la vraie -, dans sa nudité et sa vérité. Un temps d’enrichissement au contact du peuple de Dieu au nom de qui on parle parfois sans le connaître vraiment, sans l’écouter et sans l’entendre réellement. Un temps où il a pu engranger des expériences de vie et convertir la théologie professionnelle en théologie pastorale dans son ministère quotidien et sa prédication, tout en suscitant dans le chef de ses ouailles une intelligence et une pratique renouvelée de la foi, une théologie populaire. Les 3 P.
L’influence de ce passage par les 3 phases se lit dans son œuvre majeure qui est sa thèse de doctorat préparée à la Katholieke Universiteit Leuven, en Belgique, sous la direction du Professeur De Schrijver, et défendue en 1995 (J’étais dans la salle).
C’est pourquoi, il qualifie lui-même cette thèse de « produit de la maturité », car, écrit-il, elle « partage la somme d’expériences accumulées au cours des années » (p. I). L’intitulé de la thèse est sans équivoque : « Théologie pratique en Afrique. Le défi postcolonial », 2 volumes, 600 pages.
Je ne résisterai pas à la tentation de le laisser parler lui-même : « Ce qui a le plus massivement déterminé la mise en route de la présente réflexion, c’est l’association des facteurs de deux ordres : l’expérience pastorale que nous avons vécue dans un coin du Zaïre, l’archidiocèse de Kananga, au Kasaï, et la rencontre avec trois formalités insignes du discours chrétien depuis une trentaine d’années : la théologie africaine, la théologie politique d’inspiration allemande et la théologie latino-américaine de la libération ». Et de poursuivre : « Notre expérience pastorale, c’est celle du témoin qui, de l’intérieur de la situation évoquée, peut affirmer avoir assisté, interdit et frappé d’impuissance, à la venue et à l’installation de la crise économique et sociale dans un pays pourtant doté d’immenses richesses. C’est en même temps la pénible expérience du silence et de la peur devant la menace de la mort, menace représentée par la violence virtuelle d’un système policier omniprésent : la dictature militaire du président Mobutu ». « Une telle situation, conclut-il, ne pouvait pas ne pas poser problème à la foi ».
Comme on le voit, Evariste Lufuta relève là les signes de contradiction qui interpellent au plus haut point la conscience humaine, la foi chrétienne et le discours théologique qui en découle. Je suis particulièrement frappé par l’actualité et la pertinence de son propos, qui désigne pour nous le chemin à continuer sans désemparer. L’actualité étonnante du propos d’Evariste Lufuta apparaît au grand jour, lorsqu’à la suite du passage que je viens de citer, il fait référence à ces paroles douloureuses du prophète Jérémie : « Que tombent de mes yeux mes larmes, sans arrêter ni le jour ni la nuit. Elle est blessée d’une grande blessure, la vierge, la fille de mon peuple, meurtrie d’une plaie profonde. Si je sors dans la campagne, voici les victimes du glaive ; si j’entre dans la ville, voici les souffrances de la faim. Même le prêtre, même le prophète qui parcourt le pays, ne comprend pas. As-tu donc rejeté Juda ? Es-tu pris de dégoût pour Sion ? » (Jr 14, 17-19).
Comme il l’annonce lui-même, l’œuvre principale d’Evariste Lufuta, malheureusement non éditée, est au confluent de trois mouvements théologiques :
1° La théologie africaine, dans laquelle il s’inscrit et discute avec des auteurs tels que le Congolais Kä Mana (p. XLs) , le Jésuite camerounais Engelbert Mveng (p. 406s) , le Béninois Efoé-Julien Penoukou (p. 420s) , les Camerounais Jean-Marc Ela (446s) et Fabien Eboussi Boulaga (p. 464) et enfin le Tanzanien Louis Magesa (p. 482s) . Cette citation de Penoukou lui permet de mettre les points sur les i et de lever tout malentendu : « l’Evangile ne donne pas de recettes pour ‘réussir dans le monde’, mais un sens à la vie, qui est cheminement à l’intérieur de la vie du Christ et qui permet d’œuvrer à la transformation du monde » (p. 421).
2° La nouvelle théologie politique de l’Allemand Johann Baptist Metz dont l’ouvrage majeur s’intitule : « Pour une théologie du monde » (p. 34s). Evariste Lufuta étudie longuement la problématique de la société civile et de l’Etat de droit (p. 217s). Sa recherche s’étale de 1988 à 1995, donc il y a 30 à 25 ans ; et pourtant le sujet qu’il aborde - la problématique de la société civile et de l’Etat de droit - est encore actuel. Ecoutons plutôt ce qu’il écrit, on dirait que la pendule de notre société s’est arrêtée depuis un quart de siècle : « pour toute formation politique aspirant à sa maturité et à une souveraineté crédible, l’espace public incarné par l’Etat, doit être le forum où viennent librement s’exprimer toutes les forces vives de la nation, en premier lieu les grandes masses populaires. Sans cette condition essentielle, l’Etat, disait Gramsci, n’est plus qu’un squelette, une machine qui tourne à vide, un instrument d’oppression et d’hégémonie au service des dictatures et des nomenklatura qui règnent par la terreur et les rapines » (p. 211-212). Cela se passe de tout commentaire.
3° La théologie latino-américaine de la libération représentée par Clodovis Boff (p. 61s) et Gustavo Gutierrez. Lufuta situe, mutatis mutandis, sa recherche principale « sur le terrain des luttes pour l’émancipation totale de l’Afrique » (p. XLI).
Sur le plan scientifique, on le sait, le chercheur choisit lui-même ses influences, il choisit ce qui rencontre ses intuitions les plus profondes et lui permet de les mettre à jour et de les exprimer dans un langage adéquat. En rejoignant le monde savant et les courants antérieurs, le chercheur se laisse rejoindre lui-même par eux. C’est pourquoi j’essaie ici, en guise d’hommage, de décrypter ce qui, en Evariste Lufuta, a guidé ses choix méthodologiques et thématiques, ainsi que son choix d’auteurs.
- La première chose, me semble-t-il, c’est un idéal de radicalité. Ceux qui ont côtoyé Evariste Lufuta de près ont pu se rendre compte que pour lui il n’y avait pas de demi-mesure. La vérité est ou elle n’est pas. Cela pouvait parfois agacer, car la vie réelle dans sa complexité amène souvent les hommes à une certaine flexibilité et souplesse, à des compromis, tout en sachant qu’il ne faut pas arriver jusqu’aux compromissions. Mais, reconnaissons-le, cet idéal de radicalité est présent aussi dans le message évangélique, même si Jésus, tout en s’y attachant et en le rappelant fortement, a su le manier au cas par cas, avec miséricorde.
- La deuxième chose c’est la sensibilité à la détresse humaine quelle qu’elle soit. Chez Evariste Lufuta, cette sensibilité prenait souvent l’allure de l’urgence qui faisait qu’on n’arrivait pas toujours à être à la hauteur de ses attentes. Il voulait que les choses changent, et qu’elles changent vite. Et si un cas de détresse le touchait, il en faisait le cas absolu.
- La troisième chose c’est le désir permanent d’être complet. Dans ses enseignements, ses prédications ou ses recherches, Evariste Lufuta ratisse large. Ce qui donne lieu à une parole foisonnante, abondante, voire redondante. Tenez, 225 pages pour son mémoire de Licence sur la théologie de la libération, 600 pages pour la recherche doctorale où, certes avec bonheur, il articule à la fois la théologie africaine, la théologie latino-américaine et la théologie politique allemande. Et quand il aborde la théologie africaine, il passe en revue tous les auteurs qui avaient le vent en poupe, et ne prend pas le risque d’en omettre un. Ce désir d’être complet à tout prix traduit, à mon avis, la volonté de convaincre, de persuader, d’emporter l’adhésion, mais aussi de lever tout quiproquo et toute équivoque, car, comme disait Antoine de Saint Exupéry, « le langage est source de malentendus ».
- La quatrième et dernière chose c’est l’esprit de résistance ou d’insurrection, pour reprendre ses propres termes (p. 550). C’est que la mémoire de la passion du Christ (memoria passionis christi) est une « mémoire subversive ». Johann Baptist Metz qui inspire Evariste Lufuta sur ce point, critique, dans le contexte occidental, la privatisation de la foi imposée par la sécularisation qui voudrait confiner la religion à la sacristie et faire taire tout écho religieux sur la place publique. Sans vouloir restaurer l’augustinisme politique ni les Etats chrétiens – loin s’en faut -, il affirme la nécessité d’articuler (positivement) le christianisme sur l’histoire sociale de la liberté (p. 35). Pour Metz en effet, « le christianisme peut et doit faire valoir sa dimension politique » de façon légitime (p. 35). Et Evariste Lufuta reprend à son compte ce propos explicite et limpide de Metz : « chaque théologie existentielle et personnelle qui ne saisit pas l’existence comme un problème politique au sens le plus large de ce mot demeure aujourd’hui condamnée à l’abstraction face à la situation existentielle de l’homme individuel » (p. 36) .
Les différents courants théologiques que choisit d’étudier Evariste Lufuta ont tous en commun ce souci fondamental : comment faire du christianisme un ferment de promotion humaine ? Un tel questionnement requiert une parole théologique forte et appropriée, une théologie de la présence. Présence à l’homme concret qui chemine au milieu des épreuves immenses, présence à une histoire qu’il faut nécessairement assumer pour inventer un avenir crédible.
En guise de conclusion à cet hommage, je relève à nouveau l’insistance d’Evariste Lufuta sur la distinction entre la théologie au sens théorique d’une recherche rigoureuse de l’intelligence de la foi, et la théologie au sens pratique d’un travail de transformation concrète de la vie et de la société, à partir de l’expérience des communautés chrétiennes (p. 551). Cette conclusion donne raison aux chrétiens qui s’engagent dans notre pays au quotidien, au nom de leur foi, pour la réhabilitation de notre dignité d’hommes et de femmes créés à l’image de Dieu, et pour la construction d’une société juste, tâche toujours actuelle, que les recherches de Lufuta Evariste rappellent, et qu’il nous lègue, à nous tous, comme un testament.